mardi 18 mai 2021

ROSSINI (Gioachino)

(le 29 février 1792 - le 13 novembre 1868) 


ROSSINI (JOACHIM), le plus illustre, le plus populaire des compositeurs dramatiques de l’Italie au dix-neuvième siècle, est né le 29 février 1792 à Pesaro, petite ville de l'État de l'Eglise. Son père, Joseph Rossini, jouait du cor, at allait de foire en foire faire sa partie dans les orchestres improvisés des opéras de circonstance qu'on y organise chaque année; sa mère, Anne Guidarini, chantait des rôles de secondes femmes dans ces opéras forains.  De retour à Pesaro, après la récolte de la saison, la famille Rossini y vivait le reste de l'année du mince produit de ses excursions dramatiques. Ce fut au sein de cette existence obscure et pauvre que se passèrent les premières années de celui qui, plus tard, a donné tant de lustre à son nom. Deux versions se sont répandues sur ce qui concerne son enfance : d'après la première, il n'aurait commencé l'étude de la musique qu'à l'âge de douze ans, sous un maître de Bologne. Suivant l'autre, il suivait déjà la profession de son père dès sa dixième année, jouant la deuxième partie de cor dans les opéras forains. Celle-ci est exacte. Ses parents ne songèrent à lui donner une éducation régulière de musicien qu'après avoir remarqué la beauté de sa voix : alors, c'est-à-dire en 1804, on lui donna pour mettre Angelo Tesel, de Bologne, qui lui enseigna le chant, le piano, et lui fit chanter des solos de soprano dans les églises. Deux ans après, Rossini était déjà grand lecteur à première vue et accompagnateur habile. Ses parents conçurent le projet de tirer quelque avantage de son talent précoce, et de l'attacher, non plus comme simple corniste aux spectacles des foires de la Romagne, mais en qualité de 
maestro al cembalo. Le 27 août 1806 il s'éloigna de Bologne pour aller à Lugo, puis à Ferrare, Forli, Sinigaglia, et dans quelques autres petites villes. Pendant cette tournée, la mue de sa voix se déclara, et il cessa de chanter. Devenu, par cet accident, hors d'état de remplir ses fonctions de maître des choristes de théâtre, il rentra à Bologne, et le 26 mars 1807, il fut admis au lycée de cette ville, et y reçut de l'abbé Mattei des leçons de contrepoint.

   Peu d'organisations musicales ont été moins bien disposées que celle de Rossini pour une soumission passive aux préceptes de l'école. Impatient d'écrire, et guidé par son instinct vers la carrière de compositeur dramatique, il ne comprenait pas l'utilité des exercices qu'on lui faisait faire dans l'art d'écrire d'un style pur et correct, à quatre, cinq ou six parties réelles, sur la gamme ou sur un plain-chant donné. Encore moins pouvait-il se décider à ne faire usage dans ce qu'il écrivait que d'harmonies simples et consonantes sans modulations; lui dont le penchant naturel tendait vers ces associations d'accords ou toutes les tonalités sont mises en un contact sans cesse variable. Toute la science de Mattei, assurément incontestable, était de peu de ressource pour diriger le génie d'un tel élève. Ce maître n'avait qu'une méthode, et les ressources de son esprit n'étaient pas assez riches pour la modifier en faveur d'une audacieuse intelligence (1). 


  1.  Il ne faut pas croire toutefois ce qu'ont écrit certains journalistes du mépris qu'aurait eu Rossini pour les formes scientifiques de l'ancienne musique. Voici ce que lui-même m'en a dit dans une conversation sérieuse en 1841, sa villa, près de Bologne. Je lui avalu donné quelques jours auparavant mon Esquisse de l'histoire de l'harmonie, et lui avais dit en la remettant ce volume: Vous ne lirez pas cela, mais je ne crois pas pouvoir mettre ce livre en des mains plus dignes que dans celles de l'homme qui a été créateur dans l'harmonie. Il sourit et ne répondit rien. Quelques jours après, j'allai Iui revoir ; il vint au-devant de moi dans son jardin et entama immédiatement la conversation de cette manière : 

«J'ai lu votre ouvrage avec un grand intérêt : c'est une chose curieuse que l'invention et les progrès de cette harmonie , partie si essentielle de la musique, si je vous avais eu pour maître, mon cher Fétis, j'aurais été ce qu'on appelle un savant musicien, car j'avais le goût des combinaisons de la musique des anciens maîtres le plus vif plaisir que la musique m'ait fait éprouver est l'exécution en 1819, de quelques morceaux de Palestrina à la chapelle pontificale de Rome.  Mais j'avais à Bologne un ….. qui, lorsque je lui demandais la raison de ce qu'il me faisait faire, me répondait toujours par l'autorité de l'école.  Je l'ai envoyé promener et n'ai plus consulté que mon goût.»


   Après avoir conduit ses élèves pas à pas dans les variétés de l'art élémentaire désigné sous le nom de contrepoint simple, et lorsqu'il se disposait à les introduire dans les combinaisons plus difficiles des canons, des contrepoints doubles et de la fugue, il lui arriva de leur dire que la connaissance de ce contrepoint simple, objet de leurs études précédentes, n'était suffisante que pour écrire de la musique libre; mais que pour le style ecclésiastique, il était nécessaire de posséder un savoir plus étendu. A ces mots, Rossini s'écria : 

« Maître! que dites-vous? quoi; avec ce que j'ai appris jusqu'à ce jour, on peut écrire des opéras? -- Sans doûte, -- C’est assez; je n'en veux pas avoir davantage; car ce sont des opéras que je veux faire. »

   Là, en effet, se bornèrent ses études scolastiques qui lui furent de peu du secours, parce que la négligence et le dégoût y avaient présidé; mais il y suppléa par une étude pratique, plus profitable pour un esprit de sa trempe : elle consistait à mettre en partition des quatuors et des symphonies de Haydn et de Mozart : de celui-ci surtout; car le génie de Mozart, incompris jusqu'alors en Italie, était en merveilleux rapport avec les juvéniles pensées du futur grand artiste. Maintes fois il m'a dit qu'il avait mieux compris les procédés de l'art, dans ce travail facile, qu'il n'aurait pu le faire pendant plusieurs années d'après l'enseignement de Mattei.

   Les premières productions du talent de Rossini avaient été une symphonie à grand orchestre, des quatuors de violon, qu'on a eu le tort de publier contre le voeu de leur auteur, et une cantate intitulée il Pianto d'Armonia, qui fut exécutée à Bologne 11 août 1808. Il était alors âgé de seize ans et quelques mois. De retour à Pesaro dans les premiers mois de 1810, il y trouva chez quelques amateurs, particulièrement dans la famille Perticari, des protecteurs qui aidèrent ses premiers pas dans une carrière où il devait acquérir une gloire enviée de tous les musiciens de son époque. 

  Ce fut par leurs soins que Rossini obtint un engagement pour écrire son premier opéra. Cet ouvrage fut joué pendant l'automne de 1810 au théâtre San-Moisè de Venise, sous le titre de La Cambiale di matrimonio. Le succès de cette production fut ce que pouvait être celui d'un petit opéra en un acte écrit par un compositeur de dix-neuf ans encore inexpérimenté. De retour à Bologne, Rossini y attendit l'occasion d'un second essai, qu'il fit dans l'automne de 1811, au théâtre del Corso de cette ville, dans un opéra bouffe intitulé l'Equivoco stravagante. Malgré le talent de la Marcolini, chargée du rôle principal de cet ouvrage, il pe réussit pas; mais Rossini se releva bientôt à Rome par le Demetrio e Polibio, écrit pour le théâtre Valle de Rome, et qui fut joué par Mombelli et ses filles, La se trouvait un délicieux quatuor où le génie du compositeur se révélait tout entier, et qu'on a depuis lors intercalé dans d'autres ouvrages du même artiste. 

  Dès l'année 1812, l'admirable fécondité du génie de Rossini se manifesta d'une manière non équivoque; car il écrivit pour le carnaval l'inganno felice, au théâtre San-Mose, de Venise; au carême, Ciro in Babilonia; pour le théâtre, Communale de Ferrare; au printemps, la Scala di seta, pour le théâtre San-Mose, de Venise; à l'automne, la Pietra di paragone, pour le théâtre de la Scala, à Milan; et dans la même saison, l’Occasione fa il ladro; pour Venise. Tout n'était pas bon dans ces cinq opéras écrits en si peu de temps, et dont la fortune ne fut pas égale: à peine a-t-on retenu Ies titres de la Scala di scia et de l'occasione fa il ladro; mais un très-beau trio de l'Inganno felice, mais deux airs et surtout un chœur de Ciro in Babilonia, dont la délicieuse cantilène est devenue plus tard le thème de la cavatine du Barbier de Séville (Ecco ridente); mais la cavatine (Ecco pietosa tu sei la sola) et le finale du premier acte de la Pietra del paragone, ne laissaient plus de doute sur la richesse d'imagination du nouveau maître.

  Dans l'année suivante, Tancredi, écrit pour la fenice, de Venise, et l'Italiana in Algeri, composé pour le théâtre San-Benedetto de la même ville, firent saluer leur auteur par l'opinion publique comme le premier des compositeurs dramatiques vivants de l'Italie. Le ton chevaleresque du premier de ces ouvrages; la noble mélancolie du rôle de Tancrède; l'intérêt soutenu pour la première fois d'un bout à l'autre d'un opéra sérieux italien, par une verve continue d'inspiration; une harmonie dont les successions piquantes étaient auparavant ignorées chez les compatriotes de Rossini ; enfin une instrumentation dont les formes n'étaient pas moins nouvelles pour eux; tout cela, dis-je, procura à la création de l'artiste un de ces succès d'émotion qui sont les signes certains d'une époque de réelle transformation de l'art. L'abus de certains moyens d'effet, tels que les crescendo, les cabalette, et de singulières négligences de style et de l'acture semées, çà et là, faisaient mêler, il est vrai, les sévères improbations des critiques de profession aux élans de l'admiration des dilettanti, mais déjà l'auteur de Tancrède avait compris que les défauts de cette nature n'ont pour censeurs que les gens du métier, toujours en petit nombre, et que le public n'analyse pas ce qui l'émeut. Ce qu'il voulait, c'était le succès populaire; or, on doit avouer que jarnais compositeur ne l'obtint d'une manière aussi complète, dans les beaux temps de sa carrière.

  En dépit des critiques dont ces innovations étaient l'objet; en dépit des efforts des partisans de l'ancienne école, Rossini n'eut plus de rivaux en Italie après le succès de Tancrède. Venise et Milan, Rome et Naples furent désormais les seules villes qui purent aspirer à l'honneur de l'engager : dès ce moment, il n'écrivit plus que pour leurs théâtres.  Milan eut la bonne fortune de le garder pendant toute l'année 1814 : Il y composa l'Aureliano in Palmira et Il Turco in Italia, charmante bouffonnerie qui n'a de pendant chez Rossini que l'italiana in Algeri, et qui fut son dernier ouvrage de ce genre. En 1815, il ne produisit que l'Elisabeth ; mais il l'écrivit pour le théâtre Saint-Charles de Naples, et cette prise de possession de la première scène lyrique de l'Italia lui parut assez importante pour qu'il y donnât tous ses soins.


  Après cet ouvrage, les années les plus actives de la carrière de Rossini, les plus étonnantes par l'importance des compositions, furent 1816 et 1817 : une grande cantate pour le mariage de la duchesse de Berry, et sept opéras, parmi lesquels on remarque le Barbier de Séville, Otello, Cenerentola et la Gazza Ladra, furent produits dans ce court espace de temps. Chacune de ces œuvres du génie aurait suffi pour faire la réputation d'un compositeur. Le Barbier de Séville fut écrit pour Rome : les phases de sa fortune y présentèrent une des circonstances les plus singulières de l'histoire de la musique dramatique. Le sujet du Barbier de Séville avait été traité en Russie par Paisiello (voyez ce nom), et cet ouvrage, transporté en Italie, y avait trouvé plus de censeurs que d'apologistes. Les Romains, particulièrement, l'avalent mal accueilli. Plus tard, ils se passionnèrent pour cette musique qu'ils avaient dédaignée, et la pensée de lui en opposer une autre sur le même projet leur parut un sacrilège. Torwaldo e Dorliska, faible composition de Rossini qui avait précédé le Barbier à Rome, dans la même saison, ne lui donnait d'ailleurs point assez de crédit dans l'esprit des Romains, pour qu'ils ne considérassent pas son entreprise comme une condamnable témérité. Ce fut sous l'influence fâcheuse de ces préventions que fut donnée la première représentation du Barbier de Séville. Rossini a toujours pensé que le vieux maître napolitain n'était pas étranger aux dispositions hostiles de la foule compacte de ses ennemis dans cette soirée. Quoi qu'il en soit, l'orage qui avait grondé sourdement pendant tout le premier acte éclata au second, et l'exécution de ce chef-d'œuvre éternel de grace et d'élégance coquette ne s'acheva qu'au milieu des témoignages les plus outrageants des improbations. Peu accoutumé aux événements de cette nature, Rossini ne voulut pas reparaître au piano dans la seconde représentation et prétexta une indisposition pour s'en dispenser. Il était profondément endormi lorsque, tout à coup, un grand bruit se fait entendre sous ses fenêtres; quelques personnes franchissent avec fracas l'escalier qui conduit à sa chambre; saisi de frayeur, Rossini se persuade que les partisans de Paisiello le poursuivent jusque dans sa demeure; mais ce sont les interprètes de sa  musique, Garcia, Zamboni, Botticelli, qui viennent lui annoncer que l'ouvrage a été aux nues (alle stelle), et que les spectateurs inondent la rue à la lueur des flambeaux, pour lui donner un témoignage non équivoque de leur admiration. Cette prompte péripétie fit naître le plus vif étonnement dans toute l'Italie, et donna plus d'éclat au succès qu'une si belle composition devait obtenir. C'est dans le Barbier de Séville que Rossini employa à différentes reprises l'effet du rythme à temps ternaires d'un mouvement rapide, qu'il avait essayé dans Il Turco in Italia, et dont il a fait depuis lors un fréquent usage.

  De retour à Naples, et après y avoir donné aux Florentini le petit acte de la Gazzetta, il écrivit pour l'automne son admirable partition d'Otello, et trouva pour ce sujet autant d'accents pathétiques et passionnés, qu'il avait eu d'esprit et de finesse pour Rosine et pour Figaro. Quel est le musicien, le simple dilettante, qui ne se sente encore ému au souvenir de cette musique pénétrante des deux premiers actes si remplis d'énergie, et du troisième, où le génie du compositeur égaie celui de Shakespeare, mais non dans le même sentiment. Les enthousiastes de Shakespeare se sont montrés sévères, disons le mot, injustes pour la musique de Rossini, parce qu'ils auraient voulu qu'il se fit traducteur des inspirations du créateur de la tragédie anglaise; mais c'est précisément parce qu'il est tout autre chose, parce qu'il est lui, génie indépendant, qu'il mérite toute notre admiration. Le sujet étant donné, il l'a senti et rendu avec l'originalité du musicien, de même que Shakespeare l'avait traité avec l'imagination du poêle. Une innovation signale aussi cette belle composition : c'est la complète disparition de l'ancien récitatif libre, remplacé par un récitatif accompagné, où l'instrumentation pittoresque donne un caractère plus décidé à chaque situation, une expression plus vive à toutes les passions. Par là, Rossini acheva de faire disparaître la langueur de l'opéra sérieux, que les plus grands compositeurs n'avaient pu éviter avant lui, dans les intervalles qui séparaient leurs plus beaux morceaux. Incessamment préoccupe de l'effet, Rossini y a peut-être trop sacrifié certaines parties de son art; mais on doit avouer que cette préoccupation lui a fait trouver des beautés inconnues avant lui.

  Deux mois d'intervalle seulement séparent la première représentation d'Othello à Naples et la mise en scène de Cenerentola à Rome. Ce charmant ouvrage n'eut pour interprètes que des chanteurs de second, et même de troisième ordre, et un orchestre détestable : il ne fit point alors l'effet que nous lui avons vu produire plus tard avec les artistes excellents attachés au Théâtre-Italien de Paris. Au printemps de 1817, la Gazza ladra fut donnée à Milan, et fit une profonde impression. Composition où les plus grandes beautés sont mêlées aux défauts les plus choquants, où l'inspiration libre et pure vient s'allier aux formules de convention basées sur les crescendos, les cabalettes, le retour fréquent des rythmes animés, et le développement progressif de l'effet bruyant, la Gazza ladra reçut à la fois l'éloge et le blâme des gens de goût. Si l'on considère attentivement cette partition, on y voit avec évidence que la compositeur y a poussé jusqu'à ses dernières conséquences le système d'effet établi sur la sensation nerveuse, vers lequel il tendait depuis ses premiers essais. Il prouva du reste qu'il ne s'était pas trompé dans le plan qu'il s'était fait pour cet ouvrage sous le rapport du succès, car celui qu'il obtint fut une sorte de délire; mais il dut comprendre qu'il ne lui restait plus qu'à se répéter dans d'autres ouvrages, s'il ne changeait de manière, ou du moins s'il ne modifiait celle de sa dernière partition. On voit en effet que cette nécessité le préoccupa, car Armide, Mosè, Ermione, la Donna del lago et Maometto Il, qui se succédèrent pendant les années suivantes, présentent des variétés où, malgré le retour de certaines formes habituelles, on découvre une tendance vers la couleur locale et l'expression caractérisée. Ainsi dans Armide, c'est la suavité et le ton chevaleresque qui dominent; dans Mosè, le sentiment religieux; dans Ermione, Rossini cherche la simplicité de la déclamation lyrique; dans la Donna del lago, il trouve avec un rare bonheur le caractère romantique et montagnard; dans Maometto, d'heureuses oppositions de vigueur sauvage et l'accent du dévouement patriotique. A l'égard de ses partitions d'Auclaide di Borgogna (Rome, 1818), de Ricciardo e Zoraide ( Naples, même année ), d'Eduardo e Cristina (Venise, 1819,) et de Matilde di Sabran, bien qu'on y trouve de beaux morceaux, le ton y est en général plus vague, et le style y tient plus de la forme que de la pensée. Bianca e Faliero n'offre guère qu'un quatuor, morceau délicieux qu'on intercale aujourd'hui dans la Donna del lago.  

   Armide, Mosè, Ricciardo e Zoraide, Ermione, la Donna del lago et Maometto furent écrits pour Naples. Depuis 1815, Rossini avait fixé sa résidence principale dans cette ville, parce que le directeur des théâtres (Barbaja) lui avait accordé un engagement annuel de 12,000 francs, sous la condition qu'il écrirait deux opéras chaque année, et dirigerait la mise en scène de quelques anciens ouvrages. Pendant plusieurs années, ce directeur de spectacles eut l'entreprise non seulement des théâtres de Naples, mais de celui de la Scala à Milan, et de l'Opéra italien de Vienne. Il y faisait entendre ses meilleurs acteurs, et la présence de Rossini était parfois une des conditions de ses marchés. C'est ainsi qu'un 1822, après être devenu l'époux de Mlle Colbran, première cantatrice des théâtres royaux de Naples, le maître alla diriger la musique de l'Opéra de Vienne, où sa Zelmira, chantée par sa femme, Mlle Ekerlin, Nozzari et David, obtint un brillant succès.  II est remarquable que l'Allemagne méridionale, et surtout Vienne, a montré pour sa musique un enthousiasme véritable, tandis qu'à Berlin elle était l'objet de critiques amères.  On peut affirmer que le nord de l'Allemagne s'est montré complètement inintelligent à l'égard du génie le plus remarquable de son époque en musique. Mendelssohn même, si grand musicien qu'il sait, a montré un esprit étroit dans sa répugnance pour les œuvres de ce génie.

Après avoir reçu de la famille impériale et de la haute société de la capitale de l'Autriche l'accueil le plus flatteur, Rossini retourna à Naples, puis se rendit à Venise pour y écrire la Semiramide, le dernier ouvrage qu'il composa en Italie, et qui porte le cachet d'une nouvelle transformation de son talent. La richesse d'idées neuves, la variété des formes et leur tendance vers l'élévation du style, enfin la nouveauté des combinaisons instrumentales, donnent à cet ouvrage un prix considérable, quoiqu'on puisse y reprendre des longueurs et l'abus du bruit qui, devenu un modèle pour l'autres compositeurs, a été dépassé et nous a conduits aux excès de l'époque actuelle. Trop large pour les oreilles italiennes, au moment où elle fut écrite, Semiramide n'eut qu'un succès médiocre à Venise, dans le carnaval de 1823. Blessé d'une indifférence qu'il considérait avec raison comme une injustice, Rossini quitta sans regret la terre qui l'avait vu naître, pour se rendre à Paris et à Londres, où l'attendait l'enthousiasme le plus exalté. Il était à Paris, au mois de mai de la même année, et ne s'y arreta que quelques jours parce qu'il avait un engagement dans la capitale de l'angleterre, où il resta cinq mois, occupe de concerts et de leçons dont les produits s'élevèrent à la somme énorme de deux cent cinquante mille francs, y compris deux mille livres sterling qui lui furent offertes par une réunion de membres du parlement. Au mois d'octobre, il retourna à Paris, où l'appelaient des arrangements faits avec le ministre de la maison du roi, pour la direction de la musique de Théâtre-Italien.

  En Italie, les jouissances d'un compositeur dramatique sont peut-être plus vives qu'à Paris, parce que l'admiration s'y exprime d'une manière plus expansive : mais les du grâces y sont plus poignantes, parce que l'improbation n'y a pas de retenue. L'habitude qui s'y est conservée de livrer au public la personne même de l'artiste, en le faisant asseoir dans l'orchestre pendant les premières représentations de l'opéra nouveau, porte atteinte à sa dignité si son ouvrage est défavorablement accueilli; car c'est à lui même que s'adressent les sifflets et les brocards.

  En France, quelle que soit la mauvaise fortune d'une œuvre dramatique, elle seule est compromise, et son auteur est toujours respecté. Bien que le succès y soit moins enivrant, au fond il satisfait davantage, parce qu'il est décerné d'une manière plus noble et plus intelligente. Il est donc permis d'affirmer que le temps où Rossini a joui de sa gloire la plus pure, la plus complète, est celui du long séjour qu'il a fait à Paris. Il avait fallu beaucoup le temps pour que sa renommée s'y établit, parce que les diverses administrations qui s'étaient succédé au théâtre-italien depuis 1813, époque du succès de Tancredi à Venise, semblaient avoir pris à tâche de laisser ses beaux ouvrages dans l'oubli, Médiocrement exécutés, ses opéras de l'inganno fortunato et de l'Italiana in Algeri étaient les seuls qu'on y eût entendus, et ils n'y avaient pas réussi. Ce fut Garcia qui, à la fin de 1819, fit enfin connaître Rossini pour ce qu'il était, en faisant mettre en scène le Barbier de Séville. Peu s'en fallut pourtant que le sort de ce charmant ouvrage ne fût au théâtre de la rue de Louvois ce qu'il avait été au théâtre Argentina de Rome; car il ne manquait pas à Paris d'admirateurs de Paisiello qui trouvaient fort irrévérent qu'un jeune musicien osât refaire l'ouvrage d'un tel maître. D'ailleurs, assez médiocrement chanté par Mme Ronzi-Debegnis, le rôle de Rosine n'avait pas répondu à la réputation de l’opéra: il eut donc, sinon one clute décidée, au moins ou succès incertain. Ce ne fut qu'après un infructueux essai de la reprise du Barbier de Paisiello, et lorsque Mme Mainvielle-Fodor se fut chargée du rôle principal de femme, que la musique du maître de Pesaro fut goûtée, et qu'on en comprit tout le charme. Alors, chaque représentation augmenta l'enthousiasme du public et sembla transformer les spectateurs, comme le maître avait transformé la musique. Le Turc en Italie, la Gazza ladra, Tancredi, Otello, Cenerentola, vinrent tour à tour augmenter l'admiration et la rendre générale. Des éditions multipliées des partitions et de morceaux détachés de ces opéras; des arrangements de ces morceaux pour tous les instruments, pour les corps de musique militaire et pour les orchestres de danse, completèrent la métamorphose du goût français.

  Au milieu de les circonstances, Rossini alla se fixer à Paris et recueillir les plus doux fruits de ses travaux. Accueilli, fêté, exalté, entouré d'égards et de distinctions, il dut grandir alors à ses propres yeux. Doué de l'esprit le plus fin, le plus brillant, et de plus imbu de la fausse opinion que rien ne saurait être sérieux chez les Français, il s'était persuadé malheureusement que le rôle par excellence y devait être celui de mystificateur, et ce fut celui qu'il adopta. Nul ne pouvait le remplir avec plus d'avantages; mais il ne convenait à personne moins qu'à l'auteur de Sémiramis et d'Otello. D'ailleurs, il s'était trompé. Sous une apparence de frivolité, les Français sont peut-être le peuple le plus sérieux du continent, et certainement c'est celui qui a le sentiment le plus délicat des convenances et de la dignité sociale. Plus tard, Rossini s'est convaincu de son erreur par l'expérience, et, modifié par l'âge, il a pris dans la société française la position qui convient à la grandeur de son talent. Les engagements de Rossini envers le ministère de la maison du roi lui imposaient l'obligation d'écrire pour l'opéra italien et pour l'opéra français, mais la faveur dont il jouissait près de M. le vicomte de La Rochefoucault, chargé de l'administration des beaux-arts, fit faire beaucoup de concessions à sa paresse.

(à suivre)



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Nowakowski (Józef)